Né en 1950, l’Innu André Dudemaine s’est fait connaître comme réalisateur et animateur culturel. Il collabore à des projets d’éducation populaire en Abitibi-Témiscamingue (1974-1976) et réalise plusieurs émissions de télévision diffusées sur le réseau national de Radio-Québec (1977-1984). Cofondateur et président de la Semaine de cinéma régional en Abitibi-Témiscamingue (1975), qui fut le point de départ du futur Festival International d’Abitibi-Témiscamingue, il réalise Abijévis, un court métrage expérimental sélectionné au Festival de Belfort en France (1984-1986) et assiste Arthur Lamothe pour la réalisation du long métrage documentaire L’écho des songes (1986-1988). Rédacteur à la revue L’Artère (1988-1990), il est également cofondateur et rédacteur en chef de la revue Terres en vues (1993-1995). Au Département des études cinématographiques de l’Université Concordia, il a la charge du cours First Nations and Film (2000-2001). Il reçoit plusieurs prix au nom de Terres en vues, dont il est membre fondateur (1990) et directeur des activités culturelles. Le prix d’excellence Mishtapew lui est notamment remis par l’Association d’affaires des Premiers Peuples en 2001, en 2002 et en 2003. L’Assemblée nationale du Québec lui décerne également le prix Jacques-Couture pour le rapprochement interculturel (2002), en tant que président de la Corporation des fêtes de la Grande Paix de Montréal (1701-2001).
(Voir Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec : écrits de langue française, Montréal, Hurtubise HMH, 2004, p. 216-217)
Pour se procurer l’ouvrage : Renaud-Bray · Librairie du Québec à Paris
Tshakapesh et le brouillard (inédit)
Ce jour-là, sa sœur dit à Tshakapesh : « Ne va pas dans la forêt. Un épais brouillard a tout recouvert. Si tu t’aventures dans ce nuage, tu t’égareras. »
Tshakapesh mit la tête dehors et vit ce singulier phénomène. Un nuage était descendu sur tout l’univers et, touffu comme neige, faisait écran, empêchant de reconnaître ce qui était hier encore un paysage familier. Il tourna la tête dans tous les sens et ne put même apercevoir son canot au bord de la rivière ou, plus près encore, le chaudron où on avait laissé mijoter un ragoût de viande.
À peine décelable à prime abord, des sons assourdis et étouffés parvinrent aux oreilles de Tshakapesh. Il s’aperçut que, en tendant l’oreille, on pouvait distinguer quelques bruits familiers dans le brouhaha sonore. Il se mit alors à l’écoute d’un curieux tintamarre fait de cris et de murmures, de musique et de lamentations, de rires et de vents. On y reconnaissait furtivement la complainte lugubre du huard, la basse octave du chant nuptial du crapaud, les battements d’ailes de milliers d’oiseaux, le plongeon du castor, le rythme cadencé du pas de l’ours, et la rumination de troupeaux entiers de caribous; et aussi des voix humaines, du moins en avaient-elles l’apparence, et les sons émis par des bêtes inconnues qui n’appartiennent pas au monde d’ici-bas. Un rythme régulier semblait dominer et donnait à l’ensemble une certaine harmonie à laquelle Tshakapesh n’était pas insensible.
Il resta ainsi un bon moment avec la tête qui sortait de l’abri pendant que, de l’intérieur, sa sœur lui tenait les pieds de peur qu’il ne soit aspiré dans le magma immatériel qui avait pris possession du paysage. Alors Tshakapesh se rendit compte que le rythme derrière le curieux concert était produit par le battement de son propre cœur.
Sortant brusquement de sa méditation, sourd aux conseils de prudence de sa sœur, Tshakapesh enfila ses mocassins, sortit de leur demeure et s’enfonça dans le brouillard.
Alors que les heures passaient, la sœur de Tshakapesh était rongée de remords. « Jamais je n’aurais dû le laisser partir de manière si téméraire pour affronter on ne sait quel danger qui nous aura été amené par ce nuage maléfique », se lamentait-elle. De temps en temps, elle allait jeter un coup d’œil vers l’extérieur espérant apercevoir son frère émergeant de la forêt avec son sac plein de gibier ou amenant son canot sur la rive; mais la nappe de brume était si dense qu’il était impossible de voir à plus d’un pas.
Au bout de longues heures d’angoisse, alors qu’elle regardait une fois de plus dehors, elle vit que le brouillard s’était enfin dissipé. Mais ses pleurs reprirent de plus belle quand de Tshakapesh, elle n’aperçut aucune trace. « Le nuage l’aura emporté loin d’ici et il ne reviendra jamais », se désespérait-elle.
Mais, comme toujours, notre héros reparut au moment où on ne l’attendait plus. Il consola sa sœur et lui expliqua alors ce qu’il venait d’apprendre.
Ce nuage, c’est celui de nos rêves et, durant notre sommeil, il recouvre notre territoire. Nous ne faisions plus attention à lui et il a trouvé ce moyen un peu surprenant pour nous rappeler à nos devoirs. Voici ce qu’il m’a dit : « Je ne vous quitte point et vous indique les sentiers où le gibier viendra se donner à vous en abondance. Dans les jours joyeux, je vous annoncerai les malheurs qui viennent et, grâce à moi, vous pourrez en éviter quelques-uns. Dans les jours sombres, je serai l’espoir d’un avenir meilleur. Devant la maladie, j’inspirerai le remède au rêveur qui saura m’écouter. Et parfois les voix des êtres disparus seront encore audibles quand je serai près de vous.»
Le nuage n’était plus qu’un filet de fumée s’échappant de la pipe de Tshakapesh. Celui-ci prit alors son teueikan et fit entendre le rythme de son cœur à toute la forêt et à toutes les créatures qui y habitent.
Et lui et sa sœur promirent alors de ne jamais abandonner leurs rêves pour de chimériques et passagères réalités.
Texte lu par André Dudemaine