Georges Sioui

Georges Sioui

Georges Sioui est Wendat. Il a fait des études classiques au Québec et en Nouvelle-Écosse puis a étudié l’histoire à l’Université Laval (Québec) où il a obtenu un doctorat en 1991. Il a été éditeur en chef du magazine Kanatha, puis de Tawow et a publié deux livres marquants sur l’histoire et la philosophie amérindiennes : Pour une histoire amérindienne (PUL, 1989 ; réédité en 1999) et Les Hurons-Wendat : une civilisation méconnue (PUL, 1994 ; réédité en 1999). Il a publié de nombreux poèmes dans différentes revues et travaille présentement à la publication d’un premier recueil. Georges Sioui est polyglotte, activiste, poète, essayiste et chansonnier. Il est également un conférencier mondialement reconnu sur l’histoire, la philosophie, la spiritualité et l’éducation des peuples indigènes.

L’extrait de la pièce qui suit représente allégoriquement plusieurs des réalités auxquelles font face les Amérindiens encore aujourd’hui.

[Voir Maurizio Gatti (dir.), Mots de neige, de sable et d’océan : littératures autochtones (Québec, Maroc, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Algérie), Wendake, CDFM, 2008]

Le compte aux enfants,
Acte II, Scène 2 (inédit)

Le cauchemar d’Ata

Illustration : Christine Sioui Wawanoloath

Combien vite le temps a passé
Combien vite notre mère
Continue de mourir. (Une autre fois avec variation.)

Quand le papier devient sacré
Il devient le poison qui tue notre mère.

Oui quand du papier devient sacré
Ce papier devient le poison qui la tue.

Les trois frères aînés sortent et Tsang Lee apporte une tasse et un pot à Ata qui se redresse et s’apprête à boire. On entend des rires et des voix qui approchent. Des gens entrent (quatre ou cinq, dont une femme) avec des bouteilles et des papiers (cartes, documents, poignées de dollars). Ils restent éloignés du lit, dans un autre coin.

PAPA BABE, s’adressant à ses amis d’une voix ivre.
Et ne vous en faites surtout pas, les copains. J’ai la plus mignonne, la plus gentille petite rivière, très fougueuse, remplie de pouvoir, toute prête à être domptée et ce n’en est qu’une parmi les autres, qui sont un peu plus haut, mais elles sont là. Ha ! Ha ! Ha ! et de toute beauté Ha ! Ha ! Ha !

UN HOMME, la voix ivre.
Y’a des Indiens par là ?

Papa Babe

Illustration : Christine Sioui Wawanoloath

PAPA BABE
Et où est le problème ? T’as entendu l’histoire du gars qui a changé l’eau en vin ? Eh bien, c’est un truc bien facile à faire. Tout ce que ça prend, c’est un papier, comme ça, et un peu de fric. (Tout le monde éclate de rire.) Eh ! vous n’avez pas vu ma femme vous autres ! C’est une squaw, et une vraie. Une tête de mule, mais moi, je peux la faire écouter. Venez par ici !

Il se rendent au lit.

PAPA BABE
Hé ! Que fais-tu au lit à une heure pareille ? Lève-toi. Tu ne vois pas que j’ai de la compagnie ?

TSANG LEE, presque apeuré.
Maman est malade. Elle a besoin d’être tranquille. Elle sera mieux demain.

PAPA BABE
Elle ne le sera pas si tu continues à l’empoisonner avec cette potion. (Tous rient. Ils relèvent leurs collets â cause du froid qu’il fait.) Vous voyez, Ata tient à ses manières. Elle aime ça dur. Elle aime ça froid. Elle n’est pas aisée à changer. Elle ne boit pas ; jusqu’à date. Elle ne fume même pas le calumet de paix. Elle fait la guerre à Papa Babe, tout le temps. Mais disons que c’est bien ; on verra bien qui va gagner. (Tous rient. Ils s’approchent pour mieux la voir.) Oh ! vous auriez dû la voir au début. Elle était splendide, et gentille. Elle était ignorante, mais maintenant, elle est folle. (Rires.)

LA FEMME, d’un ton sympathique.
Elle a l’air malade, en effet.

Ata se retourne sur le côté.

PAPA BABE
Sociable, vous voyez ? Elle a quatre garçons et ils sont tous pareils. Ils ne veulent pas que je boive. Vous savez quel tour (il pointe Tsang Lee du doigt) m’a joué ce petit sacripant ? (Petits rires des autres.) Lui et ses frères m’ont acheté une bouteille de Champagne format éléphant et m’ont saoulé. Je me suis éveillé le matin avec une suce dans la bouche. (Il regarde, le garçon avec colère pendant que les autres rient.)

UN HOMME
Tu veux dire qu’ils ont payé la bouteille ?

PAPA BABE
C’est au moins ce qu’ils disent.

TSANG LEE, chantant.
Faites-le donc boire
Apportez le compte aux enfants. (Tous rient.)

PAPA BABE, coléreux.
Ah ! ferme-toi, bambin ! N’essaie pas d’être drôle. Vous me coûtez vraiment trop cher. Où sont tes frères ? Encore à jouer des tours hein ?

LA FEMME
Babe, ne sois pas dur pour le petit. Il essaie seulement d’être gentil pour son Papa Babe.

PAPA BABE
C’est bien une femme. Toutes pareilles. Pourquoi diable a-t fallu que Dieu vous fasse vous autres. (Il la regarde et se radoucit.) Eh ! bien, (lui passe la bras autour du cou) je suppose qu’il n’a pas eu si tort après tout. (Ils sortent tous, branlants et riants.)

Les quatre frères se tiennent alignés en avant du lit. Ata est assise dans son lit, paraissant mieux, tenant une tasse et une soucoupe. Honhouoy tient un fusil ; Melkan, une hache ; Pentuk, une scie ; Tsang Lee une théière. Les quatre chantent à l’auditoire pendant qu’Ata envisage ailleurs :

Nous aimons papa, même s’il est bien malade ;
Et d’ailleurs, sa maladie est très dans le vent ;
Faites-le donc boire, apportez le compte aux enfants ;
C’est un ivrogne, un sans-cœur, mais il est adorable.

Il a bien traité maman, il aime ses enfants ;
Il dit qu’elle est étrange et qu’elle doit changer.
Il la bat seulement lorsqu’il est assoiffé ;
Il dévore les montagnes, il boit les torrents.

Les rideaux se ferment.

Texte lu par Sylvie-Anne Sioui-Trudel et Sylvain Rivard