D’origine algonquine par son père et par sa mère, Michel Noël est né à Messines (Outaouais) en 1944. C’est dans les régions de Maniwaki, de l’Abitibi et du parc de La Vérendrye qu’il passe les 14 premières années de sa vie à voyager d’un camp forestier à l’autre avec son père. Ses études en pédagogie, en lettres, en ethnologie, et ensuite ses emplois au ministère des Affaires indiennes et au ministère de la Culture et des Communications du Québec lui ont permis de maintenir ses liens avec le milieu autochtone et son développement culturel. Ses activités artistiques sont nombreuses et variées : ouvrages de référence, contes pour enfants, romans et théâtre de jeunesse, articles dans des revues spécialisées, direction de collection, conception d’expositions, narrations de films, scénarios, conférences, ateliers dans les écoles. Au cours des 30 dernières années, il a publié plus de 50 livres portant sur les Amérindiens et les Inuits dont quelques-uns sont traduits en 4 langues et diffusés en Europe (voir www.litterature.org). Il s’est mérité plusieurs prix, dont celui du gouverneur général du Canada en 1997 pour son roman autobiographique Pien (Michel Quintin, 1996).
(Voir Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec : écrits de langue française, Montréal, Hurtubise HMH, 2004, p. 229-231)
Pour se procurer l’ouvrage : Renaud-Bray · Librairie du Québec à Paris
Tom s’en va
Tom pose sa main large comme une patte d’ours sur ma cuisse.
— Nipishish…
II murmure mon nom comme un filet d’eau qui glisse sur les galets.
— Oui, Tom.
— Tu as un beau nom… Nipishish… Petite rivière. Un jour, tu prendras le nom que portait fièrement ton père : Shipu, la rivière… Mais toi, tu seras Mishtashipu, la grande rivière, celle qui guide nos vies. Quand ce jour-là viendra, tu le sauras dans ton cœur. Ce sera ton secret et ta force.
— Miguetsh, Tom.
J’éponge son front fiévreux. Je médite sur ce qu’il vient de me dire. J’entends le vent qui pleure dans la cime des arbres.
— Nipishish, je te donne mon tambour et ma chanson, ma carabine, ma tente, mon canot. Tout ce que j’ai est maintenant à toi. Tu en es le gardien et le porteur. Le tambour, Nipishish, te parlera dans tes rêves. Écoute-le bien, c’est le battement de nos cœurs, la vie de notre peuple, la voie de la liberté. Le portage dans lequel tu dois marcher est en toi, ne le cherche nulle part ailleurs. Quand tu voudras me parler, entre dans la forêt tout doucement, comme un oiseau, assieds-toi, attends. Sois patient. Surtout, ouvre bien tes yeux et tes oreilles, respire profondément l’odeur de la terre et des aiguilles de pin. Repose ton âme. Ne me cherche pas plus loin, non, Nipishish ! Je serai dans ton cœur et dans les arbres, dans le vent et dans l’ombre des nuages, tout près ! C’est là que je serai pour l’éternité, pour toi.
Le sapin vert crépite dans le petit poêle, embaumant de son odeur le cercle de la tente. Je me sens comme un aigle aux grandes ailes déployées qui plane en rond, très haut dans le ciel bleu, sans effort, le cou tendu. Je vois un immense territoire de mes yeux perçants. Je vole au fond de moi-même. Mon esprit et mon corps ne font plus qu’un.
La neige autour de moi est épaisse, silencieuse. Je n’entends plus aucun son, pas même celui du vent. Les arbres sont immobiles. L’air est froid, d’une grande pureté, translucide comme une mince couche de glace en bordure d’un ruisseau. Le paysage est éblouissant. Tout est blanc, immaculé, comme la peau d’un caribou tendue dans le cercle d’un immense tambour. Mes raquettes s’enfoncent. Je laisse derrière moi des traces nettes comme celles d’une perdrix géante. Je suis sur le territoire de Sam Brascoupé, sur la rive du lac aux Quenouilles. Il y a de grands aulnes blancs de givre qui s’entrelacent à la lisière du lac. Je m’arrête. Je suis ébloui par la lumière blanche que reflète la neige bleutée. Tout à coup, par une trouée, à travers les aulnes enchevêtrés, je vois un énorme lièvre assis sur ses pattes arrière. Il me fixe d’un œil rond, rouge sang, impressionnant. Il se tient droit. Il n’a pas peur de moi. Je détourne légèrement le regard et quand je reviens vers lui, il a disparu comme par enchantement. Je me fraie un chemin dans les buissons. Il n’est plus là, mais tout autour, la clairière et la bordure du lac gelé sont sillonnées de profonds sentiers de lièvres qui s’entrecroisent et vont dans toutes les directions, comme autant de portages aux confluents de grandes rivières. Je me dis que ce territoire est riche, car il est habité par de nombreux lièvres et j’en suis heureux.
La main de Tom se relâche sur ma cuisse. Elle me tire de ma rêverie. Le vieil homme a fermé les yeux pour mourir. Je l’embrasse sur le front. Je ne suis pas triste, mais ému. Je n’ai jamais été aussi près de la mort. La vie de Tom s’est envolée vers le paradis des grands chasseurs, mais son esprit est toujours ici, dans la tente. Je sens sa présence rassurante et je reste un long moment prosterné.
Le petit poêle se refroidit. La flamme de la dernière chandelle vacille, puis s’éteint. Il fait froid. Une lueur blafarde imprègne la toile de la tente. Le corps du géant Tom se profile dans la pénombre. Je tire la couverture de la Baie d’Hudson roulée à ses pieds et je le couvre en entier. Je sors.
(Nipishish, Montréal, Hurtubise HMH, 2004, p. 241-243)
Texte lu par Michel Noël